S’il y a bien un symbole qui représente le monde sauvage marin, c’est celui des requins.
Leurs tailles, leur représentation dans notre imaginaire, les mystères qui les entourent et les émotions qu’ils suscitent – de la peur au respect en passant par l’humilité – font d’eux des êtres iconiques du grand bleu.
Malheureusement, en plus d’être des créatures majoritairement peu connues, incomprises et mal-aimées, elles appartiennent également à un monde sauvage en train de disparaître. Les requins, grands prédateurs et gardiens de la santé de l’océan, font face à un réel danger d’extinction.
Au sein de la crise écologique que nous traversons actuellement se joue une des plus grandes extinctions de masse de la biodiversité mondiale (terrestre et marine) : une érosion sans précédent du vivant, et qui à la différence des cinq extinctions précédentes, est provoquée uniquement par une espèce – nous-mêmes, les êtres humains. Alors que les requins existent depuis plus de 400 millions d’années et ont réussi à traverser de multiples extinctions, il semblerait qu’ils n’échapperont probablement pas à cette sixième.
Le temps de cette lecture, nous vous invitons à laisser de côté vos aprioris et vos idées reçues sur les requins. Trop souvent gorgées de sang, enracinées dans des scénarios dramatiques, nourries par les films à la Spielberg et par la dramatisation/désinformation médiatique, elles nous empêchent d’apprécier les requins pour ceux qu’ils sont vraiment.
Au fil des lignes, adoptez un nouveau regard sur les requins. Tentez de les comprendre et d’apprécier plus justement leur place unique au sein du vivant. Troquez la peur pour le respect et pour l’envie de les protéger ; car aujourd’hui, ce sont nous qui leur causons du mal, et non l’inverse.
Découvrez dans ce nouvel article comment nos activités, notre façon de consommer et de vivre ont amené des populations entières de requins à disparaître et pourraient amener des espèces à s’éteindre. Et surtout, découvrez comment nous pouvons utiliser la petite marge de temps que nous avons à disposition pour inverser la situation et permettre aux requins de reprendre leur juste place, autant dans notre imaginaire collectif que dans l’océan.
Une place unique au sein du tissu vivant
Afin de comprendre l’importance d’une espèce pour l’intégralité d’un écosystème marin, il faut déjà réaliser que toutes les espèces de cet écosystème sont importantes. Un écosystème est un ensemble d’espèces qui interagissent ensemble de manière interconnectée et interdépendante : elles dépendent toutes les unes des autres, directement ou indirectement.
À partir du moment où une des espèces voit sa population réduite – surtout de manière intense comme c’est le cas actuellement avec les requins – alors l’intégralité du tissu vivant de l’écosystème est touchée. Tout l’écosystème se voit modifié et perturbé, pouvant parfois donner lieu à de gros déséquilibres écologiques et impactant négativement d’autres espèces par répercussion.
Les requins dépendent grandement de toutes les autres espèces de l’écosystème, du plus petit plancton qui viendra nourrir les proies de ses proies, jusqu’aux rémoras qui viendront lui retirer ses parasites, jusqu’aux nombreux poissons qui constituent son régime alimentaire.
Les requins sont également des « régulateurs », pouvant éliminer les individus malades ou contrôler certaines populations de poissons. Aussi considérés comme des « tops prédateurs », ils jouent un rôle important au sein du réseau trophique (ensemble des relations alimentaires d’un écosystème.
La présence des requins au sein d’un écosystème est un bon indicateur de l’état de santé du milieu. Si les requins sont présents c’est qu’ils ont pu réussir à se développer et à se maintenir grâce à la présence de nourriture et de toutes les autres espèces qui rentrent dans l’équation de leur existence, indiquant in fine un écosystème riche de vie.
Aujourd’hui, ce sont plus de 500 espèces de requins qui ont été identifiées et qui se trouvent dans toutes les régions océaniques, des eaux chaudes tropicales jusqu’aux eaux froides et profondes des pôles. Malheureusement, les populations de requins ont vu leur abondance diminuer de 70% depuis les années 80 ; et aujourd’hui une espèce sur quatre est considérée en danger d’extinction*.
*Sur la liste rouge de l’UICN (Union International pour la Conservation de la Nature).
Vider l’océan de ses requins
Chaque année, environ 100 millions de requins sont tués. Un chiffre vertigineux, qui se trouve en réalité dans une fourchette oscillante de 63 à 273 millions de requins tués par an*, ce qui représente entre 7 000 – 31 000 requins tués par heure.
La pêche se trouve derrière ce massacre. Les requins sont pêchés pour de nombreuses raisons : leurs ailerons, leur viande, leur peau, l’huile de leur foie, leur cartilage, leurs mâchoires et dents. Mais ils sont également les plus grandes victimes de la pêche « accessoire » : ils ne font pas parties des espèces principalement visées mais subissent quand même les effets mortels des filets et des hameçons.
*Une estimation calculée par des scientifiques qui se basent sur les données des pêcheries reportées et prenant également en compte la pêche illégale, non déclarée et non réglementée.
1. De l’aileron dans ton bouillon ?
Une des pêcheries les plus médiatisées est celle de la pêche aux ailerons, aussi appelée « shark finning ».
Le shark finning consiste à couper les ailerons des requins pêchés avant de relâcher le reste du corps à l’eau. Les requins rejetés à l’eau, dépourvus de leurs ailerons et donc de leur capacité de mouvement, sont alors destinés à mourir.
Cette pratique répond à la très forte demande associée à des prix très élevés* par les pays d’Asie (la Chine principalement). Dans cette culture culinaire, notamment lors de célébrations, les ailerons de requins sont utilisés comme un ingrédient clé de la soupe, lui donnant une « texture » appréciée.
*Le prix des ailerons de requins peut atteindre 10 000€/kilo.
Bien que le shark finning soit souvent mentionné comme l’une des plus grandes menaces pesant sur les requins, il ne touche qu’une poignée d’espèces et n’est pas entièrement responsable de la disparition globale de toutes les espèces de requins.
Il est bien souvent trop facile de montrer du doigt une région du monde, ou de remettre en cause uniquement une tradition culinaire. Se concentrer uniquement sur le shark finning, omettrait de parler de ce qui se passe dans le reste du monde : la pêche aux requins « entiers » – qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle.
2. Un massacre mondial
La surpêche des requins est motivée par un commerce international qui va bien au-delà de leurs ailerons et au-delà de l’Asie : aujourd’hui, ce sont plus de 130 pays qui rapportent des données de débarquements de requins auprès de la FAO (Food and Agricultural Organization) – l’agence des Nations Unies spécialisée dans tout ce qui touche à l’alimentation.
Depuis la révolution industrielle, la pêche a connu un essor incroyable : de nouvelles technologies, le développement de l’utilisation des énergies fossiles couplés à une demande grandissante pour les produits de la mer, nous ont fait aller plus loin, plus profond, plus longtemps et pêcher plus, autant en nombre d’espèces qu’en quantité d’individus – jusqu’à une certaine limite (article sur la surpêche à venir).
Ainsi, depuis 1970, nous avons multiplié la pression de pêche par 18, notamment avec l’augmentation de l’utilisation des palangres et de la pêche à la senne, les méthodes de pêche qui capturent le plus de requins « par accident ». Très souvent capturés par des pêcheries qui visent à l’origine d’autres espèces, les requins sont devenus les grandes victimes de l’océan.
Les requins sont des espèces extrêmement sensibles à la surexploitation. Comme ils grandissent plus lentement, arrivent à maturité plus tard et produisent moins de jeunes que la plupart des espèces pêchées, le rythme auquel leurs populations peuvent se rétablir est bien plus lent que le rythme auquel ils sont tués.
Des actions à tous les niveaux
Bien que ces espèces soient en danger, elles n’ont pas encore tout à fait disparu, et c’est exactement pour cela que nous devons faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. Avec les connaissances que nous avons aujourd’hui, la conscience de la situation et de l’importance du vivant dans son ensemble, nous avons la responsabilité d’agir et de faire en sorte que les requins ne deviennent pas des mythes ou des histoires que l’on raconte à nos enfants qui n’auraient pas l’opportunité de les connaître vivants.
Comment agir ? La situation de la surpêche des requins est complexe car unique à chacun en fonction de notre situation géographique et de notre statut au sein de la société qui détermine nos responsabilités et possibilités de décision.
Par exemple, les leviers d’action d’un pêcheur en Indonésie pêchant du requin pour gagner sa vie et payer des études à son fils sont différents d’un consommateur de soupe d’ailerons de requins en Chine, d’un Australien mangeant son « fish » and chips face à la plage ou d’un slovaque qui ne vit même pas près de l’océan.
Une transformation sociale et culturelle
Certaines des pays les plus gros « pêcheurs » de requins sont les pays qualifiés d’« émergents» où le niveau de vie et le développement économique sont plus bas que dans les pays « riches ». Dans beaucoup de ces pays, la pêche représente un revenu économique non négligeable et une source d’alimentation primaire. Afin de pouvoir vivre et soutenir leurs familles, les pêcheurs se tournent vers les espèces les plus demandées ou aux prix les plus élevés, donc les requins.
Mais ces pêcheries sont transformables ; beaucoup de pêcheurs se convertissent en « éco-guides » et plutôt que d’aller pêcher les requins, amènent des touristes les rencontrer, faire du snorkelling ou de la plongée. Leurs connaissances sur le milieu marin dues à leurs années d’expériences sur le terrain font d’eux des experts de la biodiversité marine, leur permettant de transmettre ces connaissances à autrui, tout en assurant la conservation des espèces.
Sur ce sujet, nous vous invitons à découvrir le travail de Madison Stewart et son projet Project Hiu qui vise à reconvertir une flotte de navires de pêche au requin en Indonésie en offrant des revenus alternatifs aux pêcheurs grâce au tourisme.
La pêche aux requins à la maison
Mais tous les pays impliqués dans la surpêche des requins ne sont pas tous qualifiés d’« émergents » et cela se passe parfois bien plus proche de nous que nous l’imaginions.
L’Espagne par exemple, possède un des plus gros marchés de viande de requin et est leader dans la pêche au requin en Europe (et dans le top 5 au niveau mondial). La France quant à elle, tient sa deuxième position en Europe.
Malgré la réglementation de l’Union Européenne « Fins Naturally Attached » depuis 2013 qui interdit le stockage et le débarquement d’ailerons de requins dans les eaux et navires de l’UE, l’Europe figure parmi les plus grands exportateurs d’ailerons et constitue une zone importante de transit pour le commerce mondial de la viande de requin.
En effet, le manque de contrôle à bord des navires (<5% des navires sont contrôlés) et le fait que les requins puissent être débarqués « entiers » (avec les ailerons attachés au corps) permettent le commerce de ces espèces. Des espèces telles que le requin bleu ou le requin mako sont capturés sans restriction : aucun quota, ni limite de taille, ni fermeture périodique de la pêche ne sont mis en place faisant d’elles deux espèces de requins les plus en danger.
Des avancées politiques
Une initiative citoyenne européenne est née en 2020 – Stop Finning EU – pour demander d’élargir la réglementation « Fins Naturally Attached » de l’UE à toute exportation, importation et transit des requins. Après avoir recueilli plus de 1 200 000 signatures par plus de sept pays différents de l’UE, cette initiative sera analysée par la Commission européenne courant 2023, avec potentiellement l’acceptation de la proposition et d’une modification de la loi.
Cette initiative portée par des centaines de milliers de citoyens nous montre que l’engagement individuel au sein d’un collectif et au niveau politique peut potentiellement renverser le cours d’une situation et avoir un impact positif sur la biodiversité marine.
Une autre initiative qui fait avancer la protection des requins au niveau politique, cette fois-ci au niveau international, est l’inscription de nouvelles espèces de requins sur l’Appendice II de la CITES. La CITES est la « convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction » et permet donc de réguler l’exploitation et la conservation de certaines espèces.
Fin novembre 2022, la 19ème conférence des parties (COP19) a eu lieu au Panama avec une avancée majeur : 60 nouvelles espèces de requins ont été inscrites sur l’Appendice II, signifiant qu’elles peuvent être légalement commercialisées uniquement dans le cas où leur survie n’est pas compromise. La majorité des espèces inscrites font parties des espèces les plus commercialisées pour leur viande et leurs ailerons : leur commerce sera donc beaucoup plus contrôlé et potentiellement interdit si elles sont considérées comme en danger.
L’adoption de cette mesure au niveau international résulte d’année de lobbying et d’activisme par de nombreux scientifiques, ONGs et citoyens et reflète encore une fois le pouvoir de chacun à s’engager pour le vivant.
Un chemin à parcourir pour plus de respect et de protection
Beaucoup d’autres actions sont encore à mettre en place, autant au niveau politique, légal que dans nos choix de consommation et dans notre imaginaire collectif.
Nous pouvons encore agir pour :
- Mettre en place des aires marines protégées pour créer des sanctuaires à requins, leur permettant de se reproduire et de grandir sans être menacés par la pêche ;
- Choisir nos produits de la mer de manière plus responsable en faisant attention à ne pas favoriser des méthodes de pêche qui capturent « accidentellement » des requins et en vérifiant l’identité du poisson que l’on achète (exemple : la roussette… c’est du requin !).
- Continuer à nous informer et à sensibiliser un maximum de gens autour de nous sur la cause des requins, afin de changer notre imaginaire collectif et passer de l’image du « requin mangeur d’homme » à l’image d’animaux magiques gravement en danger qui méritent tout notre respect et notre protection.
Aller à la rencontre des grands requins est également une expérience formidable qui ouvre la porte à un autre imaginaire et une autre représentation de ces animaux. Rappelons-nous que l’océan est leur élément, leur maison, et non uniquement un espace ludique que nous pouvons nous approprier à notre bon vouloir. L’océan reste un espace majestueux où l’on peut apprendre à côtoyer ses habitants, avec curiosité et toujours beaucoup de respect.
Aujourd’hui, la multiplicité des leviers d’actions et d’engagement font que nous n’avons plus d’excuses pour ne pas agir. Nous aspirons à ce que chacun puisse à la fois s’émerveiller devant ces animaux iconiques du grand bleu, tout en s’engageant pour éviter leur extinction.